Rosetta : résister ou filmer

Les réalisateurs belges Jean-Pierre & Luc Dardenne sont, dès le début de leur parcours cinématographique, connus pour une vision réaliste du monde sociale et économique dans laquelle leur personnages font face aux problèmes universels d’éthique et de politique. Bien que ces personnages soient représentés en amont par leur appartenance sociale à une classe et que leurs désirs et leurs comportements semblent être presque prédéterminés par cette représentation, il existe toujours un aspect qui va au delà de la structure narrative et qui touche au noyau dur de l’existence humaine. Comme les réalisateurs eux-mêmes l’indiquent, leurs récits et par conséquent les personnages résistent aux lieux communs d’une narration classique et cherchent à acquérir une autonomie. À cet égard, pour mieux comprendre cette tension, notre présent travail se consacrera à l’analyse du film Rosetta (2009). Nous tâcherons d’abord d’étudier la façon dont Rosetta pousse les limites d’un personnage principal dont l’image est fortement prédéfini par le contexte sociale. Ensuite nous essayerons de trouver le pendant de cette réflexion dans la structure narrative en montrant combien les étapes d’un récit classique sont brouillées.

Le voyage de l’héroïne

Ce n’est pas sans raison que Luc Dardenne, lorsqu’il parle de leur film Rosetta, définit le personnage principal comme une « guerrière »: C’est bien Rosetta, une jeune fille dont le seul but est de trouver un travail et qui ferait tout ce qu’elle peut pour avoir une vie normale. Conformément à leur vision réaliste, l’essentiel pour les frères Dardenne, c’est de capter la réalité de leur protagoniste sans artifice. C’est dans cette perspective que la caméra, tout au long du film, épouse et suit obstinément toutes les batailles que Rosetta mène contre le monde du travail et par conséquent, fait naître une forme esthétique particulière que Joseph Mai définit comme la caméra-corps. Or, malgré son austérité, ses gestes répétitifs bien sérieux, Rosetta n’appartient pas forcement au genre des héros / héroïnes traditionnels. Confirmé par les réalisateurs eux-mêmes, elle est plus proche de personnages du monde kafkaïen où les conditions oppressantes de la modernité régissent sur la liberté humaine. D’ailleurs, le plus grand désir de Rosetta pour un travail stable lui ôte les caractéristiques d’un individu singulier et unique de telle sorte que sans cette condition sociale et économique, elle n’aurait d’existence, ni pour la société, ni pour elle-même. Même dans le film, on entend pour la première fois son prénom après la séquence où elle a finalement trouvé un « vrai travail » et passé une soirée paisible avec son nouvel ami Riquet. Appartenir à une catégorie sociale, se faire exister et finalement se dissoudre dans la banalité: C’est bien ces étapes-là que cherche Rosetta.

Cependant, cet état ne saurait qu’être illusoire car, une fois son travail perdu, elle retombe dans l’errance existentielle. À ce stade, bien qu’elle continue à combattre, à exprimer sa volonté, progressivement, elle commence à avoir du mal à agir différemment de ce que les circonstances sociales lui imposent. Certes, lorsqu’elle dénonce Riquet à son patron, elle semble avoir prise une décision autonome et libre mais cette prise de position pose des problèmes en termes morales et montre combien Rosetta perd les valeurs essentielles qui la lient à l’humanité et conçoit les autres comme ou moyens ou les obstacles pour sa démarche. Et sa tentative de suicide peut également s’expliquer par cette incapacité à trouver une place dans la société. Or, malgré l’accent mis sur le déterminisme social, les frères Dardenne ne condamne pas leur personnage à une fatalité moralisante. D’un zèle infatigable, soutenue par son esprit combatif, Rosetta est l’image même de la contradiction intrinsèque entre la volonté individuelle et l’appartenance sociale. Ainsi est-il possible de dire que, contrairement à leur source d’influence de la littérature existentialiste, à savoir les héros typiques de la modernité; le personnage principal de Rosetta ne tombe jamais dans une absurdité totale. D’ailleurs, du point de vue visuel et narratif, leur mise en scène est également remplie d’ouvertures, de gestes inattendus et imprévisibles. Autrement dit, leur façon de filmer, de construire une narration ressemblent, en quelque sorte, à la résistance de Rosetta. En ce sens, la tension entre l’individu et la société se déplace et gagne une dimension narrative entre la fiction et le réel.

Tendre la main au réel

Il va sans dire que les frères Dardenne ont commencé leur parcours cinématographique par des films documentaires et leurs films de fiction portent toujours l’empreinte de cette sensibilité envers le réel. À cet égard, même avec un scénario profondément structuré, ils cherchent à capter des moments, des gestes où le réel fait irruption dans la fiction. Comme nous l’avons déjà indiqué, la structure narrative de leurs films est sans doute le lieu privilégié de cette recherche artistique et celle de Rosetta ne fait certainement pas d’exception. En général, les fictions se conforment aux trois étapes essentielles de la narration classique, lesquelles sont la situation initiale, l’élément perturbateur et la situation finale. Cependant, déjà dans la première séquence de Rosetta, cet enchainement est visuellement brisé. Sans aucun plan introductif, la caméra transforme le spectateur en témoin d’une poursuite et le plonge dans une dispute violente. Face aux mouvements brusques de la camera, on aurait beau se demander qui sont ces gens. Un pêle-mêle de corps entrelacés où aucune détermination dans le scénario ni dans la mise en scène peut préfigurer le trajectoire de ces gestes.

Ce parti pris pour libérer le film de toute sorte d’indice narratif qui serait susceptible de donner une impression d’un artifice s’expriment tout au long du film. « Raconter empêche d’exister. Moins on raconte un personnage, plus il existe. » Cette formule prononcée par Luc Dardenne justifie certainement notre réflexion et démontre combien les cinéastes se tâchent de laisser le hasard éclater. En effet, non seulement Rosetta mais aussi d’autres personnages secondaires comme la mère ou Riquet sont dépeints dans une spontanéité pure de telle sorte que le spectateur ait moins l’impression de regarder un film que de témoigner l’enchainement des événements imprévus dans leur entourage quotidien. À cet égard, si Rosetta ne se conforme pas totalement aux étapes de la narration classique, c’est bien cette absence, ou mieux dire, cette esthétique de contingence qui rythme le film. La démarche des réalisateurs est d’autant plus audacieuse qu’ils traitent une réalité sociale fortement marqué par le déterminisme. Rosetta ne peut affirmer son existence qu’à travers la société tandis que ce dernier est l’instance même qui efface ses singularités et la renferme dans une représentation sociale prédéfinie. Ainsi ce double mouvement à l’intérieur de la narration, trouve-t-il son pendant dans la relation entre la fiction et le réel.

Pour les cinéastes, ni le rapport individu-société ni celui de réel-fiction n’aboutit à une résolution définitive mais coexiste en fonction de leur tension intrinsèque. Et si l’ouverture du film rompt quasiment avec les codes narratifs, la fin n’en est pas moins différente. Comme nous avons souligné dans la première partie, le sort qui attend Rosetta n’est pas explicitement donné et sa tentative de suicide est fortement marquée par cette ambivalence. Dans cette séquence, on ne peut pas s’empêcher de se demander si le caravane qui se court à gaz, ce simple détail qui change le cours des événements ne soit qu’un fruit du hasard ou bien un dernier coup symbolique porté sur Rosetta par les condition sociales. Quoi qu’il en soit, la dernière séquence la montre dans un état désespéré, accablée par son échec ainsi que par le poids de la bouteille de gaz qu’elle vient de chercher. Mais dans cet accablement accompagné par ses pleurs, c’est le seul moment où Rosetta semble être proche de sa propre existence. Car enfin, elle se laisse tomber et fait face à sa propre faiblesse au lieu de la dénier. Et là, de la même manière que Riquet tend sa main à Rosetta, la caméra de frères Dardenne porte ses regards vers l’inconnu, l’espoir et la solidarité humaine….

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